Comment faire du numérique plus responsable ? - Entretien avec Frédérick Marchand (CEO de Digital4Better)

Comment faire du numérique plus responsable ? - Entretien avec Frédérick Marchand (CEO de Digital4Better)
Frédérick Marchand est un véritable ambassadeur du numérique responsable. C’est un domaine qu’il connaît bien, puisqu’il travaille dans la transformation numérique des entreprises depuis 23 ans. Il a créé en 2020 Digital4Better, une agence regroupant des experts et passionnés du numérique durable. Et avec ses associés, il a également lancé fruggr.io, un logiciel innovant pour analyser et améliorer l’empreinte écologique et sociale des plateformes numériques en entreprise. Nous avons rencontré Frédérick afin de mieux comprendre les enjeux du numérique en milieu professionnel mais aussi pour évoquer le mode de gouvernance de sa société. Digital4Better s’inscrivant dans l’Économie Sociale et Solidaire, une approche en plein essor actuellement.
Comment est née l’idée de créer Digital4Better et fruggr.io ?
Tout d’abord, je crois aux modèles d’entreprise à impact notamment avec l'Économie Sociale et Solidaire. J’avais envie de créer un acteur qui prend en compte ces notions mais qui va encore plus loin : notre vraie performance ne se mesure pas sur le plan économique, mais sur le plan social et environnemental. Le côté économie est juste un moyen d’arriver à nos fins. C’est pour cela que Digital4Better est agréé Esus (entreprise solidaire d’utilité sociale). Ce sujet est essentiel pour assurer la résilience de l’entreprise et être aussi sur un modèle économiquement viable, tout en menant un maximum d'actions d’utilité sociale, avec des associations sur le terrain.
Ensuite, le numérique est le point commun que j’ai avec les 4 autres cofondateurs. Comme le numérique fait changer pas mal de secteurs, il était naturel de créer un acteur du numérique responsable. Nous voulions aller plus loin en intégrant cette notion dans les produits et services. Ce qui nous intéressait, c’était d’avoir à la fois une partie service pour concevoir et développer avec plus d’impact tout en développant un produit, fruggr.io qui permet de mesurer et améliorer l'empreinte environnementale et sociale du numérique. En partant de ces deux idées-là, on a créé Digital4Better et fruggr.io pour agir durablement et penser au numérique différemment. 




Cette notion d’avoir un impact est très importante pour vous. Comment cela se traduit-il dans le quotidien de votre entreprise ? 

C'est une notion qui est extrêmement large et nous essayons de lui donner corps de plusieurs manières au sein de notre entreprise. Déjà, nous avons une gouvernance démocratique, ce qui veut dire que l'ensemble des collaborateurs ont accès à tous les chiffres de l'entreprise. Ils participent alternativement au comité de direction et c'est eux qui élisent tous les comités d'actions. Nous sommes vraiment dans un partage de gouvernance mais également dans un partage des bénéfices. Chez nous, c’est assez simple : 50% des bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise pour en assurer sa résilience. Les 50% restants sont répartis dans des actions d'utilité sociale et reversés aux collaborateurs. Nous sommes transparents quant à l’usage de nos bénéfices et les fondateurs s’interdisent tout enrichissement personnel. 

Par ailleurs, nous menons tout un tas d’actions quotidiennes pour améliorer constamment notre impact environnemental et social. Nous avons défini de grands axes et des indicateurs pour les mesurer, comme par exemple comment rendre le numérique plus accessible à tout le monde ou encore comment faire en sorte que le numérique ait une meilleure empreinte environnementale.

Comment faites-vous pour évaluer ces actions ? 

Nous avons un comité d'impact qui se réunit tous les quinze jours. Il est géré par les salariés et chacun peut s’impliquer. En comité de direction, on regarde les principaux indicateurs d’impact chaque mois. Aussi, deux fois par an on fait un comité de missions et chaque année on publie notre rapport d'impact qui est en ligne sur notre site. Il est accessible à tout le monde. On le fait en toute transparence.

D’où vient cette envie d'avoir une entreprise à impact, avec ce fonctionnement de l'Économie Sociale et Solidaire ?

Je suis intimement convaincu que cette économie va prendre une place de plus en plus importante. Elle ne va pas remplacer l'économie existante mais elle va faire avec, c’est-à-dire qu’elle va venir challenger l'économie traditionnelle, tout en prenant une place plus importante. Je pense que c'est le meilleur moyen de changer les choses : on n’oppose pas notre modèle avec les modèles traditionnels. On veut vraiment aider les grands groupes à se transformer, se challenger, montrer qu’on peut faire différemment, et que finalement cette recherche vertueuse est aussi saine, pour assurer un business durable et résilient. 

Cela veut dire que même dans votre relation avec vos clients et vos prestataires, vous avez une démarche impactée par ce choix ? 

C’est exact, pour les prestataires, on regarde en priorité les entreprises qui sont ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale), ensuite celles qui sont ESS (économie sociale et solidaire). Si elles n’y sont pas, on choisira celles qui sont labellisées BCorp ou du label Lucie... C’est vraiment une notion factuelle qu'on va regarder en premier pour travailler avec un prestataire. 

Pour nos clients, c'est un peu différent, car ce qui nous intéresse, c'est de faire des projets avec toujours cette idée d’impacter positivement. On ne s’interdit pas de travailler avec des entreprises qui ne sont pas forcément vertueuses. Au contraire, on veut les aider à changer. En fait, il faut savoir qu'aujourd'hui, quand on travaille pour une entreprise qui est très engagée sociétalement, notre impact est moindre, car elle a déjà fait beaucoup de choses. Alors qu’avec une entreprise ou un grand groupe qui n’est pas spécialement vertueux, notre collaboration aura beaucoup plus d’impact.

Quand l'entreprise a peu avancé sur le sujet du numérique responsable, est-ce que l’important pour vous sera l'engagement du CEO ou encore que votre interlocuteur montre une volonté d’action, pour éviter le greenwashing ? 

L'avantage avec l’outil fruggr.io, c’est qu’il nous permet d'évaluer l'empreinte qu'avait la plateforme avant et après notre action. Donc c’est très concret. Ça leur permet aussi de communiquer en interne et en externe, et de se définir des objectifs. C'est pour ça qu'on a créé fruggr.io, pour accompagner les prestations. Et oui on attend que le client prenne des engagements. Parfois il en prend de façon très tangible, avec un engagement de résultats. D'autres fois, le client ne se donne pas de chiffres spécifiques, mais ce sera juste une attention. Au final ce qui compte c’est que nous sommes persuadés que cette approche a un impact et on le démontrera à l’entreprise. 


De quoi s’agit-il concrètement lorsqu'on évoque un numérique plus responsable ?

Il y a plusieurs notions dans le numérique responsable. Déjà il faut concevoir un numérique plus respectueux de l'environnement, c’est-à-dire réduire l'empreinte environnementale du numérique : à la fois des gaz à effet de serre, dépenses en eau, électricité, les ressources naturelles… Tout cela fait appel à des notions d’éco-conception. Il faut donc très en amont se poser la question d'une sobriété numérique, parce qu'on en a besoin. On ne peut pas se passer du numérique aujourd'hui. Ensuite vient cette notion environnementale : comment je peux réduire les impacts négatifs et maximiser les impacts positifs. 

Et enfin la notion sociale qui est moins connue. Comment peut-on rendre le numérique accessible à tout le monde, notamment aux publics fragiles ? Il y a des handicaps évidents comme par exemple avec les malvoyants, qui représentent 2 millions de personnes en France. Mais aussi des handicaps plus légers et qui sont en lien avec le numérique, notamment les dyslexiques ou les daltoniens qui ne distinguent pas certaines couleurs. Sans parler des personnes atteintes "d'illectronisme", à qui il manque une ou plusieurs compétences numériques et qui se retrouvent un peu exclus de la société. 

Le numérique responsable permet aussi de répondre à des problématiques sociétales. On l'a vu pendant le confinement, le numérique a permis de créer du lien social et d'éviter que des personnes se trouvent isolées. Donc il y a quand même plein d’apports positifs du numérique et ça c'est la partie un peu « tech for good* » comme on l’appelle.

Selon vous, pourquoi est-il important de construire un numérique durable ?

Je fais souvent le parallèle sur l’aspect environnemental. Par exemple, aujourd'hui, un constructeur automobile qui sortirait un modèle de véhicule en faisant abstraction de sa consommation d’essence, c’est inenvisageable et c’est pourtant ce qu’on fait dans le numérique. 

On est aujourd'hui sur un chemin du numérique qui est catastrophique, parce qu’on digitalise tout. On a de plus en plus d'équipements, de plus en plus de données et nous sommes sur un schéma, où tout ça se multiplie. Aujourd'hui le numérique pèse 4% des gaz à effet de serre à travers le monde. Suivant différents scénarios, comme celui du Shift Project**, on arrive à 8% en 2030. Et si on ne fait rien, ça va devenir une vraie catastrophe.


Si on devait prendre 1 à 3 bonnes pratiques dans le digital afin d’avoir une meilleure empreinte écologique dans l'entreprise, qu'est ce qui vous semble essentiel ?  

La première bonne pratique consiste à allonger la durée de vie des équipements. Il faut se poser ces questions : 

  • Est-ce que là j’ai vraiment besoin de renouveller l'équipement ? 
  • Est-ce que je ne peux pas juste moderniser mon ordinateur plutôt que d’en acheter un nouveau ?
  • S’il ne m'est plus utile, est-ce que je ne peux pas le donner à quelqu'un d'autre ?

Il faut se questionner sur la sobriété numérique aussi, notamment sur les fonctionnalités que nous créons. Là, vous pouvez vous demander : 

  • Est-ce que ma fonctionnalité est vraiment utile ? 
  • Est-ce qu'elle est utilisable de la manière dont je l’ai conçue ? 
  • Est-ce qu'elle va vraiment être utilisée ? 

Enfin le troisième point, c'est de faire de la sensibilisation et de la formation. On ne peut pas améliorer ce sur quoi on n’est pas formé. Malheureusement aujourd’hui dans les écoles et dans les entreprises on ne forme pas assez à l’éco-conception, à l’accessibilité et aux externalités négatives du numérique.

Vous avez écrit un guide sur les 40 mots pour un numérique responsable***. Quel est votre mot préféré dedans ? 

J’aime beaucoup le mot illectronisme. Je trouve que c'est un joli mariage entre illétrisme et numérique. On commence à prendre conscience de l'impact environnemental et social du numérique. Je pense que c'est un vrai sujet clé aujourd’hui, sur lequel je suis extrêmement sensible. On parle souvent des personnes retraitées qui ont du mal avec les services numériques et c’est une réalité. Ma mère, par exemple, me demande régulièrement de l'aider et c'est normal. Mais le plus grand problème c'est pour les jeunes qui sont éloignés de l’emploi et qui aujourd'hui sont dans une rupture avec la société parce qu'ils ne savent pas utiliser les services numériques. Ils n’osent pas demander et ils se retrouvent exclus. L’illectronisme, c'est un joli mot, mais en même temps c'est un vrai sujet de société qu’il faut qu'on traite. 

 

 

*"Tech for good" : la technologie au service du bien commun.

**The Shift Project : Think tank français à but non lucratif prônant le passage à une économie post-carbone. Le rapport cité est consultable sur le site : https://theshiftproject.org/en/article/unsustainable-use-online-video/ 

*** “40 mots pour un numérique responsable” de Frédérick Marchand, aux Editions ContentA (mars 2021)